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Publié le par debailly

Discours sur l' art contemporain.

À l'amateur d'art moderne qui fréquente les musées et s'intéresse aux réactions du public qui l'entoure, il n'est pas rare qu'il soit donné d'entendre des remarques ironiques ou indignées, où l'on compare le talent de l'artiste exposé à celui du neveu de cinq ans et l'on s'offusque que de tels objets passent pour des « oeuvres d'art ». L'amateur, qui sait faire la part des choses, se contente généralement de conclure à l'ignorance ou à l'insensibilité esthétique de ses voisins et poursuit son chemin. Cette situation relativement banale s'est transposée depuis quelques années à un tout autre niveau pour donner lieu à un véritable débat public en France, que l'on appelle désormais la « crise de l'art contemporain ». Les premières offensives remontent à 1991 et sont venues de la revue Esprit, qui publiera trois numéros sur la question sous le titre général: « Quels critères d'appréciation esthétique aujourd'hui ? » 1  . Les revues Télérama et l'Événement du jeudi publieront également des dossiers spéciaux dans la même veine, causant une certaine surprise puisqu'il s'agit, dans les trois cas, de publications qui sont considérées comme plutôt ouvertes à la culture contemporaine, et dont on ne s'attendait pas qu'elles soient à l'initiative d'une telle entreprise de remise en question de la création artistique actuelle.

Dans un premier temps, la discussion porte sur les questions suivantes : Quels sont les critères du jugement esthétique aujourd'hui ? Comment sont choisies les oeuvres exposées dans les galeries et les musées ? Quel « goût » s'exerce, et au nom de qui ? S'y greffera, dans un deuxième temps, la question du rôle de l'État français dans la vie culturelle. Depuis 1995, la crise a pris de nouvelles proportions : les publications se sont multipliées, de même que les colloques et les interventions dans les journaux (Libération, Le Monde) ou les revues (Art press, Krisis, Le Débat), qui se présentent souvent sous forme d'attaques et de contre-attaques, parfois très virulentes. Les titres des numéros spéciaux publiés sur la question sont d'ailleurs significatifs de l'état d'esprit et du ton général du débat : « Les impostures », « Le grand bazar », « L'art triste », « Le complot de l'art », « La guerre de l'art »...

Mais que reproche-t-on au juste à l'art contemporain ? On peut regrouper les critiques de la manière suivante 2   : l'art contemporain est ennuyeux ; il ne suscite aucune émotion esthétique ; il est sans contenu ; il ne ressemble à rien ; il ne répond à aucun critère esthétique ; on n'y décèle aucun talent (n'importe qui est capable d'en faire autant) ; c'est une pure création du marché ; c'est un art officiel, réservé aux initiés ; c'est un art coupé du public, qui ne le comprend pas ; ce sont des élucubrations intellectuelles, des trucages qui dissimulent la vacuité ; c'est n'importe quoi ; le prix de certaines oeuvres est injustifié en regard du talent ou de la virtuosité démontrée.

Parmi les nombreuses publications auxquelles la crise de l'art contemporain a donné lieu, l'ouvrage d'Yves Michaud nous semblait mériter une discussion plus approfondie. Prenant en effet une distance salutaire avec le ton polémique des débats, La crise de l'art contemporain propose non seulement une mise en perspective critique et utile des différents enjeux de la crise et des principales prises de position, mais il développe en outre une argumentation originale sur les causes historiques et philosophiques de cette crise, argumentation d'autant plus intéressante qu'elle est appuyée par une connaissance réelle de l'art contemporain et de ses institutions. Rappelons, en effet, que le point de vue de Michaud est à la fois celui d'un observateur et d'un acteur : philosophe de formation, ancien directeur de l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, il est également l'auteur d'ouvrages sur l'art et s'est aussi frotté à la critique des oeuvres 3  .

De ce point de vue, sa contribution permet donc une saine clarification du débat et ne se prive pas de dénoncer au passage ce qui doit l'être (on trouvera beaucoup d'analyses pertinentes des travers du « monde de l'art » et de l'État culturel à cet égard). Néanmoins, certaines conclusions, voire la thèse même de l'ouvrage, pour intéressantes et stimulantes qu'elles soient, nous semblaient toutefois trop radicales pour ne pas appeler certaines remarques critiques. Ainsi, partant du constat selon lequel « la crise est loin d'être celle des pratiques mais plutôt celle de nos représentations de l'art et de sa place dans la culture » (p. 3), Michaud en déduira qu'il en va finalement « de la perte d'une de nos illusions tenaces, celle tenant à la fonction communicationnelle de l'art » et « d'un idéal de la communauté du goût » (p. 3-4) qui remonterait au xviiie siècle, et plus spécifiquement à Kant et à Schiller. Ce serait finalement ni plus ni moins la faillite de cet idéal « que nous appréhendons à travers l'idée d'une crise de l'art contemporain » (p. 4), qui se traduit en dernière analyse par la « fin de l'utopie de l'art ».

Ce sont ces thèses que nous avons voulu mettre ici à l'épreuve en proposant ces trois lectures de l'ouvrage d'Yves Michaud :

Centrée sur la critique du « libéralisme esthétique » que sous-tend la Crise de l'art contemporain, l'analyse que propose Louis Jacob aborde les aspects sociaux et politiques du pluralisme culturel et de la situation de l'art contemporain. Jacob suggère à cet effet d'intégrer une réflexion plus approfondie sur les ressorts et les enjeux de la culture de consommation, des politiques d'identité et de la mondialisation, en défendant par ailleurs une réévaluation de la notion de cosmopolitisme et une distinction plus spécifique de certains niveaux d'interprétation du phénomène artistique.

Les analyses de Marie-Noëlle Ryan pointent pour leur part vers un certain nombre de problèmes délaissés par la réflexion de Michaud, notamment quant aux définitions du jugement de goût, de « l'utopie de l'art » et du pluralisme culturel, ainsi qu'aux vraies raisons du hiatus entre les attentes et critères du grand public et ceux dont se réclame l'art moderne et contemporain. Ce faisant, elle insiste sur l'importance de la différenciation entre des types d'oeuvres et d'expériences « esthétiques », ainsi que sur la question des enjeux extra-esthétiques et de la fonction « critique » de l'art, sans lesquels ce dernier est voué à un destin de « motif pour papier peint ».

Enfin, Jean-Philippe Uzel propose un retour critique sur les notions de sens commun, de goût et de norme esthétique en analysant plus en détails l'opposition implicite que suggère Michaud entre l'universalisme kantien et le relativisme humien. Uzel critique plus spécialement la « lecture idéale de la modernité » que fait Michaud, dont ce dernier tire des arguments théoriques concernant la fin de l'utopie de l'art comme utopie de la communication esthétique. La réévaluation de certains éléments historiques avancés par Michaud (notamment par rapport au rôle du modèle des Lumières versus celui du Romantisme), permet ainsi de situer la crise de l'art contemporain dans une nouvelle perspective.

Ce dossier est complété par un article inédit d'Yves Michaud sur la question des critères esthétiques, rédigé en écho à nos observations critiques.

On devrait conseiller à quiconque veut entreprendre la lecture du dernier ouvrage d'Yves Michaud, La Crise de l'art contemporain (Paris, Puf, 1997) 1  , de commencer par un bref article intitulé « Le goût et la norme » 2  , version écrite d'une communication prononcée en 1992. Dans ce texte, Michaud annonce un programme de recherche en deux volets. Le premier consiste à retracer le destin historique de la norme du goût moderne, de son apparition au xviiie siècle, jusqu'à son déclin, qui commence au milieu du xixe siècle et s'étire jusqu'à nos jours. La Crise de l'art contemporain répond amplement à ce premier objectif en montrant comment cette norme du goût s'est transformée en l'un des mythes les plus tenaces de la modernité, mythe qui se trouve être à l'origine de la crise qui secoue le monde de l'art contemporain français depuis le début des années 1990. L'article de 1992 précise toutefois que cette recherche, d'ordre historique, se doit d'être complétée par un second volet, plus philosophique, qui consiste à comprendre comment les normes du goût apparaissent, autrement dit « comment se fait-il que des sentiments s'accordent, que des goûts se rencontrent ? » 3  . Cette question, que l'auteur juge « centrale », est le point aveugle de La Crise de l'art contemporain. Elle hante tout l'ouvrage mais n'est jamais posée directement, ou, plus exactement, lorsqu'elle l'est c'est en des termes kantiens et pour être immédiatement réfutée. En effet, pour Michaud «« l'utopie de l'art » moderne est avant tout d'origine kantienne, et se débarrasser du « communisme culturel » kantien (237) signifie pour lui se débarrasser de l'une des illusions esthétiques les plus préjudiciables de la modernité 4  Or si Michaud s'en prend à l'universalisme esthétique de Kant, ce n'est pas, comme le laisserait croire la lecture de son livre, pour ajouter sa voix au concert postmoderne, mais pour mieux réhabiliter, comme il le précise dans sa conférence de 1992, un « relativisme normé » inspiré de Hume.

Il nous semble que ce débat implicite entre Hume et Kant, éclaire les positions philosophiques de La Crise de l'art contemporain, et tout particulièrement son dernier chapitre, « La fin de l'utopie de l'art », sur lequel nous nous concentrerons ici. Nous voudrions, dans un premier temps, montrer que la modernité, telle que décrite par Michaud, est une modernité idéale que l'auteur rabat sans médiation sur l'histoire sociale et artistique. Le reproche que l'auteur adresse aux acteurs de la querelle de l'art contemporain au sujet de leur manque de perspective historique (22), pourrait donc, dans bien des cas, se retourner contre lui. Nous souhaiterions, dans un second temps, montrer que le concept de « sens commun » tel que Kant le pose dans la troisième Critique, loin d'être l'une des vieilles lunes de la modernité esthétique, a encore une pertinence pour répondre à la question de l'accord des sensibilités, tout particulièrement à une époque qui se caractérise par l'effritement des goûts et la pluralité esthétique. Enfin, nous reviendrons rapidement sur la différence fondamentale entre la « Critique de la faculté de juger esthétique » et « De la Norme du Goût », entre une esthétique critique et une esthétique élitiste.



I. Une modernité idéale

Pour établir son « diagnostic » de la crise de l'art contemporain, Michaud remonte, à juste raison, aux sources de la modernité. Il accorde une attention minutieuse à l'apparition, au cours du xviiie siècle, des institutions artistiques qui vont donner naissance à l'art moderne (salon, critique, collectionneur privé, musée...). Il montre ainsi que l'ouverture du monde de l'art au public bourgeois, tout particulièrement à l'occasion des rencontres annuelles du Salon de l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture, va donner naissance à une nouvelle norme du goût, celle d'un jugement esthétique universel et désintéressé. Jusque-là le lecteur est en terrain connu et retrouve des hypothèses qui ont été soutenues par les commentateurs les plus avisés de la modernité artistique 5  . Mais là où ces auteurs s'entendent pour montrer que, dès le début du xixe siècle, la modernité abandonne l'idéal esthétique des Lumières pour adopter l'idéologie romantique et donner naissance à la figure de l'artiste comme génie, Michaud affirme, au contraire, que la croyance centrale de la modernité reste celle du « sens commun » tel que défini par Kant dans sa troisième Critique.

Cette résistance de l'utopie de la communication esthétique vient du fait que l'histoire de la norme de goût moderne est, selon l'auteur, à la fois esthétique et politique. La crise de l'art contemporain, qui n'est que la dernière étape du dépérissement de cette norme, ne s'explique d'ailleurs pas seulement par des raisons esthétiques : « le pathos et la persistance du pathos tiennent à ce que la question est politique plus qu'esthétique ; elle touche à nos croyances sur les raisons et les bases du vivre-ensemble » (251). Michaud s'emploie en effet à montrer, en croisant les travaux de Thomas Crow 6  et de Jürgen Habermas 7  , que le goût moderne est issu de l'émergence, au xviiie siècle, d'un espace public : « Un lent courant de discussions et d'interactions dans les milieux d'amateurs raffinés aboutit aux codifications esthétiques. Celles-ci vont ensuite se diffuser et atteindre le grand public à travers l'organisation institutionnelle de l'art (Académies, écoles des beaux-arts, musées) » (216). A partir de là, l'originalité de la thèse consiste à défendre l'idée selon laquelle l'apparition de la norme du goût moderne est sous-tendue par « une utopie de la communication » qui nous pousse à croire que notre goût rencontre spontanément celui des autres êtres humains sans la médiation d'aucun concept. Les discussions et les débats entre les nouveaux arbitres du goût, les critiques d'art, ne servant qu'à écarter les préjugés et les raisonnements fallacieux qui nous empêchent de prendre conscience de ce sentiment partagé.

Cette communication esthétique, qui garantit aux hommes la possibilité de s'entendre, va peu à peu s'étendre à la sphère politique pour donner naissance à l' « utopie citoyenne » qui pose l'égalité des citoyens comme l'objectif premier de toute société démocratique. Pour étayer sa démonstration, Michaud se tourne non seulement du côté de la troisième Critique (et tout particulièrement le § 60), mais également du côté de Schiller et de ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'humanité (1795), qui appellent la fondation d'un « État esthétique » seul capable de réaliser l'égalité entre tous les membres de la société, au-delà des différences de classes et d'éducation. Si ce mythe a pu créer certains espoirs chez les Aufklärer (bien que Schiller lui-même, dans les dernières lignes de son ouvrage, affirme que son État esthétique ne verra certainement jamais le jour), « cette utopie de la communication apparaît pour l'illusion qu'elle est » (243), et ce dès le xixe siècle. Sous les coups conjugués de plusieurs facteurs - citons en vrac : le romantisme, les mouvements sociaux, l'étatisation de la société, l'industrialisation galopante, l'arrivée de la photographie et du cinéma, le développement des arts décoratifs... et, surtout, les effets de la démocratisation -- la croyance en un jugement esthétique universel perd tout fondement rationnel. Si cette espérance meurt dès l'aube du xixe siècle, elle ne sera pas pour autant enterrée de si tôt. En effet, et c'est là un point essentiel de la démonstration de Michaud, l'utopie de l'art, malgré les démentis qu'elle reçoit tout au long du xixe siècle, n'en garde pas moins sa force d'illusion : « Tout le monde a la certitude du caractère universalisable de son expérience mais personne ne convainc personne quand il y a désaccord » (244). Cette illusion a d'ailleurs connu un regain d'intérêt au xxe siècle à la faveur de la démocratisation culturelle. Cette dernière, affirme Michaud, a bien eu lieu, mais ses effets ont été exactement contraires à ceux escomptés. Loin d'unifier les goûts autour des canons du Grand Art, elle a renforcé encore un peu plus les différends, tout comme la démocratisation politique qui s'est soldée par une myriade d'opinions irréconciliables entre elles : « c'est la démocratie avec ses principes de liberté et de communication, mais aussi avec ses effets de démagogie, de commerce et de brassage qui remet en cause l'utopie de la communication et de la civilisation esthétiques qui était censée la conforter » (244). La mise en place, après la Seconde Guerre mondiale, des politiques publiques de la culture et des arts n'a rien changé à ce phénomène. Seuls quelques fonctionnaires du Ministère de la culture, plus attachés à défendre leur poste qu'à défendre l'art, croient encore aux effets bénéfiques de la démocratisation culturelle et font appel aux vertus communicatives de l'art, façon Malraux. Ils ne sont d'ailleurs pas tout à fait seuls. Michaud montre en effet que le mythe de la communication esthétique est le dénominateur commun de tous les acteurs qui participent à la querelle de l'art contemporain: côté défenseurs (Rainer Rochlitz, Thierry de Duve...), on construit des « métathéories » qui tentent de donner un sens à l'art contemporain, sans voir que ces arguties herméneutiques, loin d'éclairer le grand public le rendent toujours un peu plus perplexe ; côté adversaires (Jean Clair, Marc Fumaroli...), on veut au contraire réunir le public autour du Grand Art et des conventions esthétiques légitimées par l'histoire. Mais, dans tous les cas, défenseurs et adversaires sont des kantiens qui s'ignorent et qui souhaitent redonner à l'art son rôle de « ciment social » sans s'apercevoir que cette utopie de la communication esthétique est caduque depuis plus de deux siècles 8  .

Il serait difficile de ne pas reconnaître que l'analyse de Michaud est opératoire : elle replace la crise de l'art contemporain dans le contexte de la modernité politique et esthétique, et nous permet de faire des liens entre des sphères culturelles qui restent d'ordinaire séparées. Elle nous permet surtout de prendre du recul par rapport à des échanges qui ne brillent pas, généralement, par leur clarté philosophique 9  . Néanmoins une ambiguïté persiste au niveau de la logique de la démonstration. Le dernier chapitre de La Crise de l'art contemporain tend, en effet, à réifier de façon systématique le concept de sens commun pour en faire un des mythes centraux, si ce n'est le mythe central, de la modernité. Le sens commun n'est plus un des concepts de la troisième Critique, il devient le cadre idéologique qui éclaire les événements artistiques et politiques des deux derniers siècles. Le sens commun expliquerait tout aussi bien les délibérations du Salon royal et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen au xviiie siècle, que la montée des fascismes et la mise en place des politiques culturelles des États au xxe siècle ! Mais Michaud n'est pas le premier à se livrer à ce genre de lecture idéale de la modernité. On se souviendra, que Habermas, dans son ouvrage L'Espace public (qui est une des références principales de Michaud), avait reconstitué l'histoire sociale et politique de la modernité à travers le concept kantien de « publicité » (Öffentlichkeit), tel que Kant l'a défini dans son célèbre article de 1784 « Réponse à la question: qu'est-ce que les Lumières ? » : «[...] pour [les] Lumières, il n'est rien requis d'autre que [...] de faire un usage public de sa raison sous tous les rapports » 10  . Chez Habermas, ce concept devient la « structure théorique achevée » de l'espace public bourgeois : « La sphère publique bourgeoise peut être tout d'abord comprise comme étant la sphère des personnes privées rassemblées en un public. Celles-ci revendiquent cette sphère publique réglementée par l'autorité, mais directement contre le pouvoir lui-même [...]. Le médium de cette opposition entre la sphère publique et le pouvoir est original et sans précédent: c'est l'usage public du raisonnement » 11  . Si ce procédé a l'avantage de présenter une thèse de façon convaincante, il a le désavantage de tordre le bras de l'histoire. Reinhardt Koselleck 12  a d'ailleurs eu l'occasion de rectifier la thèse d'Habermas en démontrant que les Lumières ne se sont pas, dans un premier temps, constituées contre l'absolutisme mais lui ont très largement emprunté ses méthodes politiques. Koselleck montre, entre autres, que les clubs littéraires -- qui occupent une place centrale dans L'Espace public -- , ont en fait joué un rôle politique très faible dans l'émergence d'une conscience politique critique par rapport aux loges maçonniques qui cultivaient systématiquement le secret.

De même, Michaud paraît ignorer plusieurs faits importants qui l'obligeraient à nuancer sa thèse du mythe de la communication esthétique. Il semble en effet aujourd'hui admis que l'idéologie esthétique dominante de la modernité n'est pas celle des Lumières mais bien celle du romantisme. Or cette idéologie romantique est foncièrement anti-Aufklärung comme nous le rappelle Jean-Marie Schaeffer : « la révolution romantique, et ce dès l'époque de Iéna, a été fondamentalement ' conservatrice '", en ce sens qu'elle a visé -- et réussi pour une grande partie -- à annuler le mouvement vers une laïcisation de la pensée philosophique et culturelle entrepris par les Lumières, et dont le criticisme kantien est un bon exemple » 13  . Elle s'accompagne également d'une transformation radicale dans l'organisation du monde de l'art puisque l'État, qui gérait jusque-là la vie artistique par l'intermédiaire de l'Académie, va laisser place, à partir de la seconde moitié du siècle, au système « marchand-critique » plus apte à défendre les « artistes incompris » 14  . Si Michaud évoque le romantisme, cette nouvelle « religion de l'art [...] qui trouve son expression dans la conception de l'artiste-prophète » (243), il n'en tire pas les conséquences qui s'imposent: à savoir que le mythe de l'art, dès le début du xixe siècle, s'est déplacé du pôle de la réception à celui de la création, du spectateur idéal au créateur génial 15  .

Finalement la démarche méthodologique de Michaud comme celle de Habermas, se décompose en deux temps: il s'agit tout d'abord de traduire un concept philosophique en termes socio-politiques, puis, dans un second temps, de retracer l'évolution historique de cette nouvelle catégorie 16  . Il n'est dès lors pas étonnant que Michaud s'autorise à croiser des concepts modernes (l'espace public de Habermas) et postmodernes (la mésentente de Rancière), car, comme le disait Richard Rorty au début des années 1980 -- en revenant sur un célèbre débat qui avait opposé Habermas à Lyotard dans les pages de la revue Critique --   «ce qui rapproche Habermas'Habermas' des penseurs français qu'il critique [Lyotard, Derrida, Bataille, FoucaultFoucault], c'est la conviction que l'histoire de la philosophie moderne (présentée comme une suite de réactions successives aux scissions effectuées par Kant'Kant') est une partie importante des efforts que les sociétés démocratiques ont déployés pour s'assurer d'elles-mêmes » 17  . Et Rorty d'ajouter, au grand dam des philosophes, que l'histoire des sociétés se passait finalement très bien de l'histoire des idées.




II. Sens commun et pluralité

En retraçant les effets sociologiques et politiques du sens commun, entendu comme utopie de la communication, Michaud tend à donner une acception empirique de ce concept. Le sens commun, tel qu'il est décrit dans la troisième Critique, supposerait un accord réel des spectateurs autour d'un objet esthétique. Le fait que Michaud revienne à plusieurs reprises sur l'appendice de la « Critique de la faculté de juger esthétique », ce § 60 dans lequel Kant parle du sens commun comme le moyen terme qui viendrait réconcilier les classes les plus cultivées et les plus incultes, tend à le prouver. Michaud n'est pas seul à faire cette lecture empirique du sens commun (même si, dans son cas, il s'agit d'en critiquer la pertinence), il rejoint ici toute l'école néo-kantienne: de Luc Ferry à Jürgen Habermas, de Alain Renaut à Karl Otto Apel. La querelle qui, dans les années 1980, a opposé modernes et postmodernes autour de la troisième Critique, portait d'ailleurs largement sur le statut à accorder au sens commun: s'agissait-il d'un concept empirique ou transcendantal ? 18  Il nous semble néanmoins que Kant, malgré quelques ambiguïtés premières, ne laisse planer aucun doute à ce sujet: le sens commun est bien un concept transcendantal, une Idée a priori qui n'a besoin d'aucune confirmation empirique pour être posée. Que le sens commun puisse parfois entraîner un consensus empirique, Kant ne le nie pas, mais comme il le dit clairement au § 41, ceci n'est tout simplement pas son affaire : « [L]'intérêt qui s'attache au beau par l'inclination à la société, et qui par conséquent est empirique, est pour nous sans importance, puisque nous ne devons considérer que ce qui peut posséder une relation, même si cela n'est qu'indirectement, au jugement de goût a priori » 19  . Il insiste par contre à plusieurs reprises sur la nature idéelle du sens commun: la nécessité de l'adhésion de tous qu'exige le jugement de goût, n'est qu'une « obligation conditionnelle » : « on sollicite l'adhésion de chacun » (§ 19), on la « courtise » 20  , sans pour autant s'attendre à la voir confirmer par l'expérience (ceci s'applique également au § 60 dans lequel Kant parle non pas de communication réelle mais de « communication réciproque des Idées »). En affirmant que le sens commun est une norme idéale qui ne peut être fondée sur l'expérience, le philosophe de Koenigsberg marque un changement radical dans l'histoire de l'esthétique et se démarque à la fois des esthéticiens empiristes et des esthéticiens spéculatifs (et tout particulièrement des romantiques qui le suivront). Il se distingue des premiers en évitant ce que l'on pourrait appeler « l'illusion empiriste » qui place la norme du goût dans le consensus des hommes de goût (nous verrons que c'est la thèse que soutient Hume), il se différencie également des seconds en évitant « l'illusion objectiviste » qui consiste à faire de la beauté une propriété de la chose.

Autre point important, et qui nous intéresse tout particulièrement dans le cas de la crise de l'art contemporain, Kant distingue le sens commun esthétique qui étaye le jugement de goût, du sens commun entendu comme simple bon sens, comme ce « vulgare, qui se rencontre partout et dont la possession n'est absolument pas un mérite ou un privilège » (§ 40). Il est important de distinguer le sensus communis du sensus vulgaris, car plusieurs auteurs, qui participent plus ou moins directement à la querelle de l'art contemporain, justifient le rejet de celui-ci en affirmant qu'il transgresse systématiquement les attentes du sens commun 21  . Or, le sens commun selon Kant, n'est pas synonyme d'accord spontané des opinions, tout au contraire, le sens commun esthétique suppose une attitude « critique » (au sens philosophique) qui, si elle est à la portée de tous, reste peu commune. Cette dimension critique du jugement esthétique kantien, dont Hannah Arendt a fait le socle de sa philosophie politique, s'éclaire si l'on examine les fameuses maximes du sens commun (§ 40) et tout particulièrement la maxime de la faculté de juger -- que Kant Kant  appelle encore « maxime de la pensée élargie » -- qui s'applique à la « manière de penser » de l'« homme d'esprit ouvert » qui cherche à « s'élever au-dessus des conditions subjectives du jugement, en lesquelles tant d'autres se cramponnent, et de pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d'un point de vue universel (qu'il ne peut déterminer qu'en se plaçant au point de vue d'autrui) » (§ 40). Cette dimension critique du sens commun est là encore d'ordre transcendantal plus qu'empirique, il ne s'agit pas d'adopter les vues réelles d'autrui mais plutôt d'essayer de penser sa propre identité sous des angles différents, de « compar[er] son jugement aux jugements des autres, qui sont en fait moins les jugements réels que les jugements possibles » (§ 40). Cette « pensée élargie », pour abstraite qu'elle peut sembler, constitue néanmoins, comme l'a bien montré Arendt, la seule tentative dans la tradition philosophique occidentale de penser la pluralité humaine : « Le ' mode de pensée élargi ' joue un rôle capitale dans la Critique de la faculté de juger. [...] Le penser critique n'est possible que là où les points de vue de tous les autres sont ouverts à l'examen. C'est pourquoi le penser critique, qui est pourtant une affaire solitaire, ne se coupe pas de ' tous les autres '. Il poursuit assurément son chemin dans l'isolement, mais, par la force de l'imagination, il rend les autres présents et se meut ainsi dans un espace public potentiel, ouvert à tous les points de vue [...] » 22  . Loin de venir s'échouer sur les récifs de la « démocratie radicale », le sens commun kantien reste, selon nous, un concept primordial qui nous permet de relativiser le relativisme postmoderne, et son penchant au scepticisme.




III. « Pensée élargie » versus « délicatesse d'imagination »

Revenons, en guise de conclusion, sur le débat que Michaud esquissait en 1992, entre le relativisme humien et l'universalisme kantien, débat qui parcourt en filigrane La crise de l'art contemporain. Pourquoi le « relativisme normé » de l'esthétique humienne ne nous semble pas une solution adéquate pour sortir de la « crise du discours de légitimation des arts » 23  . Hume tomberait-il, comme le suggère Genette, dans le piège de l'« illusion objectiviste » 24   ? Nous ne le croyons pas. Hume, avant Kant, avait reconnu la dimension subjective du beau :  «La beauté, écrit-il, n'est pas une qualité inhérente aux choses, elle existe seulement dans l'esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente » (De la norme, p. 82-83) -- formule à laquelle Kant fera écho en déclarant que « sans relation au sentiment du sujet la beauté n'est rien en soi » (§ 9). Hume affirme, cependant, que les oeuvres d'art possèdent certaines qualités qui influencent notre sensibilité esthétique, qu'il nomme « délicatesse d'imagination », et que si d'aventure « ces qualités [...] n'affectent pas les organes d'un homme d'un délice ou d'un inconfort sensibles [...] nous excluons cette personne de toutes prétentions à cette délicatesse ». (De la norme, p. 87-88). Avant qu'on ne puisse lui reprocher son autoritarisme, Hume s'empresse d'ajouter que l'éducation et une longue pratique des arts peuvent venir à bout de ce manque naturel de sensibilité. Le bât blesse, selon nous, lorsqu'il affirme que seuls quelques hommes parviennent à atteindre une parfaite « délicatesse d'imagination » et que ce sont les « verdicts » de ces hommes qui, en dernière instance, constituent la Norme du Goût. Il nous semble que Hume tombe ici dans le piège inverse de l'« illusion objectiviste », celui de l'« illusion empiriste », qui peut se décliner de deux façons. La façon sceptique, celle de Genette et Schaeffer, qui consiste à affirmer que tout, oeuvre d'art ou pas, peut être l'objet d'une « conduite esthétique » -- position radicale qui les oblige à se demander en fin de compte si « l'expression conduite esthétique n'est pas une expression vide ? » 25  ; et la façon élitiste, celle de Hume, qui fait du bon goût l'apanage de quelques privilégiés -- rappelons au passage que Hume avait pris la défense des Anciens contre les Modernes dans la célèbre querelle qui faisait encore ressentir ses effets au xviiie siècle. Reste à savoir si cette esthétique qui encourage « la déférence et la référence envers les goûts d'élite » (225), est conciliable avec la « démocratie radicale » ?


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S
Alliot Marie: Président !
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